Quand j’ai posé mes bagages à Calcutta en 2013, je ne connaissais rien à la photographie documentaire. Je ne savais pas non plus dans quelle direction orienter mes images. J'avais simplement la certitude que m’y établir aiderait à développer mon regard de photographe.
Mes interlocuteurs me regardaient avec un brin de compassion quand ils apprenaient que j’y habitais. Les Indiens étaient fascinés par Mumbai, Bangalore ou Goa, mais jamais par Calcutta. Cette ville portait sur ses épaules tous les maux de l'Inde : saleté, pauvreté, pollution, humidité, économie stagnante, infrastructures dégradées, surcharge démographique… Rien ne lui était épargné.
Il est vrai que, lors de mon arrivée, ces poussières de reproches me sautaient au visage. La chaleur étouffante, typique des dernières semaines de mousson, mêlée à une pollution envahissante, saturait l'air et m’était projetée en pleine face comme un bain d'acide.
Construite sur d'anciens marais, Calcutta ressemble à un ring où l'homme et la nature s'affrontent. En ville, il faut composer avec cette nature vivace. Les arbres poussent de partout, comme dans une immense jungle, et portent à bout de branches les vieilles carcasses d’immeubles. Les toits se transforment en forêts de mangroves et forment une canopée tenace. Les animaux, plus ou moins sauvages, sont omniprésents. Chiens errants, vaches, singes et serpents côtoient le béton et les interminables bouchons. Le climat, en cette fin septembre, était hostile. La mousson interminable transformait certaines rues en coulées boueuses, et l'humidité insupportable suggérait à tout humain de s'en aller.
Non, Calcutta n'est pas la ville la plus moderne ni la mieux préservée. Mais elle respire l'âme de l’Inde. Les façades délabrées, témoins du passé colonial, ont vu cent ans de mousson s'abattre sur leurs briques enduites de chaux. La mousse forme une patine sur des murs aux moulures élégantes, empreintes d’art déco, d’influences victoriennes et d’architecture bengalie. La circulation, chaotique et bruyante, est envahie d’hippopotames jaunes, les Ambassadors. Ces vieux taxis, typiques de Calcutta, ont été conçus sur base de Morris Oxford des années 1950. A la fois robustes et patauds, ils se faufilent dans toute la ville aux mains de chauffeurs impassibles et taiseux.
Pourtant, derrière ce tumulte, Calcutta est le phare intellectuel et spirituel de l’Inde. Elle est le berceau de mouvements littéraires et artistiques, où les esprits brillants ont remis en question le monde des idées. Les tables collantes des cafés ont vu naître des discussions nourries sur la philosophie, la politique, l'art. Dans les ruelles étroites, l’encens se mêle aux cris des vendeurs et donne une patine spirituelle à cette ville aux mille temples.
Dix ans plus tard, je retourne dans cette ville qui m'a tant appris.